Par Behrooz Farahany – 7 juin 2020
L’Iran a été l’un des pays touchés dès le début de la pandémie. Selon les dernières statistiques officielles, il y aurait à ce jour plus de 169 000 personnes contaminées et 8209 décédées. La fiabilité de ces chiffres est contestée de façon quasi-unanime, y compris au sein même du gouvernement Rouhani et de l’appareil d’Etat. Un membre du Conseil de la ville de Téhéran, monsieur Ahmad Hagh Shénasse, a même été convoqué par le redoutable organe sécuritaire du gouvernement central, le Ministère de l’Information, pour « mise en doute » des chiffres officiels!
Au-delà de ce contexte, une chose est sûre : après le déni initial, un vent de panique a rapidement soufflé sur les hôpitaux publics du pays, en raison du nombre exponentiellement croissant des malades présentant des symptômes qui ont pris d’assaut leurs services.
Ironie de l’histoire, l’origine de l’épidémie se trouvait dans la ville sainte de Qom, le « Vatican » de l’Iran. La réponse de gouvernement fut semblable à celle des dirigeants d’extrême droite comme Trump et Bolsonaro : minimiser le danger et mettre l’accent sur l’importance de continuer la vie économique.
Considérant l’importance du symbole de la ville sainte censée « produire des miracles » , fournir des remèdes aux maladies incurables, ainsi que constituer une énorme source de revenus pour le clergé, la ville de Qom n’a pas été mise en quarantaine. Et elle n’a été concernée par aucune mesure de restriction de voyage ou d’obligation de rester chez soi. Le président Rouhani a passé son temps à rassurer la population et inviter tout le monde à continuer comme si rien de rien n’était. Sa formule répétée chaque fin de semaine, « la semaine prochaine tout rentrera dans l’ordre ! », a provoqué d’innombrables moqueries sur les réseaux sociaux.
Même les prières du vendredi, où la foule traditionnellement constituée de fidèles regroupés en situation de forte promiscuité, ainsi que les événements sportifs, n’ont été interdits que pendant les 45 premiers jours après la découverte du « patient zéro ». La plupart des vols internationaux des compagnies iraniennes ont pour leur part été maintenus.
Mais avec l’explosion du nombre de malades touché.es par le Covid-19, le gouvernement, sans imposer de quarantaine, ni interdire les voyages et déplacements interurbains, a appelé à la vigilance, fermant les écoles et les universités, les services de l’Etat et les commerces « non-essentiels », interdisant les prières collectives, les concerts et les événements sportifs etc.
Quelques personnalités religieuses de haut rang ont été touchées par la pandémie. Le gouvernement a alors été contraint de fermer aux pèlerins le mausolée de l’Imam Réza (huitième imam des chiites) dans la ville sainte de Meched, ainsi que celui de Hazrat é Massoumeh à Qom. Il espérait peut-être ainsi mettre fin, selon les dires sarcastiques des citoyen.nes, que dans ces centres de « méditation et de spiritualité religieuse », à la « production par milliers de malades à la place de l’apparition de miracles ! ».
Chose jamais arrivée dans toute l’histoire religieuse d’Iran ! Tout en invitant, toujours, les iranien.nes à se rendre au travail « avec précaution ».
Le manque d’équipement et d’objets essentiels en la circonstance comme du gel désinfectant, des masques, et des appareils à oxygène étaient criants, même pour le personnel médical. Officiellement, 107 médecins iranien.nes sont tombé.es malades pendant cette période en luttant contre le Covid-19, une hécatombe à l’ampleur inédite dans le pays. Partout sur les réseaux sociaux et même sur les chaînes de télévision d’Etat, les critiques ont fusé.
En ce qui concerne l’aide à celles et ceux ayant perdu leur emploi, les colporteurs de rue en sont exclus sans ménagement, et aucune aide sérieuse ne leur a été proposée. Sous la pression, le président Rouhani a demandé au Guide Suprême Khamenei l’autorisation de débloquer, en urgence, un milliard de dollars de la réserve nationale, gérée directement par Khamenei. Le Guide a mis 11 jours pour répondre favorablement à cette demande. L’opposition a, à juste titre, souligné le contraste entre ces hésitations et la promptitude à verser la prime de 200 millions de dollars accordée par Khamenei aux forces de Qods, le bras armé des Gardiens de la révolution pour les opérations à l’étranger, au lendemain de l’assassinat de leur chef, le général Qassem Soléimani, par les américains
La réponse tardive et limitée du gouvernement iranien a amplifié la crise économique, déjà bien profonde. Plus de 50 banques centrales dans le monde ont pris des mesures importantes pour réduire les taux d’intérêt bancaires, poursuivant une politique monétaire expansionniste pour réduire les coûts des entreprises et stimuler celles-ci. La Banque centrale d’Iran, elle, se garde toujours d’annoncer une possible réduction des taux d’intérêt bancaires. Elle a même disqualifié comme « rumeurs » l’idée d’éventuelles délégations par l’Etat de ces décisions aux banques elles-mêmes, ou que le gouvernement s’apprêterait à séparer les taux d’intérêt bancaires des demandeurs réels et légaux, et leur appliquer des taux différents.
Par ailleurs, une politique budgétaire qui consisterait à abaisser les taux d’imposition ou augmenter le niveau des exonérations fiscales, n’a pas reçu beaucoup d’attention de la part des décideurs économiques iraniens. La politique de soutien aux marchés financiers, qui a été conçue et mise en œuvre dans un certain nombre de pays à travers le monde, n’a pas non plus été à l’ordre du jour des planificateurs économiques iraniens, au vu de l’état des finances publiques (voir plus bas). Dans ces domaines, seul le report de trois mois du remboursement des échéances des prêts bancaires, ainsi que celui des paiements d’impôts au cours de cette période, ont été annoncés comme programmes de soutien.
Quels ont donc été les plans et politiques du gouvernement iranien pour répondre à la crise provoquée par la Covid-19 ?
A ce jour, le gouvernement a budgété 100 000 milliards de tomans (moins de 6.25 milliards de dollars au taux du marché) pour la mise en œuvre de ses programmes de soutien. Sur ce montant, comme l’a déclaré Mohammad Nahavandian, le vice-président de la République d’Iran chargé de l’économie, 25 000 milliards de tomans (1.56 milliards de dollars) seront alloués à des subventions. Par ailleurs, 75 000 milliards de tomans (4.67 milliards de dollars) seront alloués aux ménages et aux entreprises sous forme de crédit et de facilités, mais avec un taux d’intérêt de 12% remboursable en 2 ans, le taux moyen en vigueur étant entre 15 et 18%. L’aide aux entreprises est conditionnée à la continuation d’activité et le non-licenciement des employé.es. Mais, en pratique, la mise en application de cette aide est restée floue. Seule une aide dérisoire d’un million de tomans, équivalant à 2/3 d’un mois de salaire minimum par famille, a été versée.
Dans les entreprises restées ouvertes, aucune mesure de distanciation sociale n’a été imposée aux patrons, ni la moindre contrainte sanitaire. N’ont été édictées que de vagues « recommandations ». En d’autres termes, les salarié.es d’Iran ont été envoyé.es à l’abattoir. D’après les chiffres officiels, plus de 107 médecins sont décédé.es des suites d’une infection par le virus. Il faut y ajouter des centaines des soignant.es, des enseignant.es, des travailleurs/euses de l’industrie, des salarié.es du secteur de service, etc. Ils/elles sont mort.es pour avoir été contraint.es de continuer à travailler, sans la moindre protection fournie par le patronat ou l’Etat. Partout les salarié.es ont eu recours au système D pour se protéger sur le lieu du travail.
En somme l’attitude de l’Etat iranien doit être classée sous le signe de la priorité absolue donnée à l’économie, en sacrifiant pour ce faire la santé des citoyen.nes et en particulier les salarié.es. Si le nombre de mort.es reste limité (bien qu’indéterminé encore à ce jour), on le doit surtout à la vigilance de la société civile qui s’est imposée elle-même une auto-quarantaine autant que possible, a respecté la distanciation sociale, a créé des comités d’entraide dans plusieurs grandes ville (surtout au Kurdistan iranien), et a mobilisé des moyens financiers par des dons privés et le volontariat des citoyen.nes.
Il ne faut pas négliger un autre facteur très important, voir déterminant, qui est l’âge moyen très jeune des iranien.nes : plus de la moitié des iranien.nes ont moins de 35 ans, et il n’y a que 5.5% (ou 7%, selon les sources) de citoyen.nes âgé.es de plus de 65 ans, beaucoup moins que la moyenne mondiale. On peut donc raisonnablement imaginer qu’existe une résistance naturelle contre le Covid-19 malgré l’importance du nombre de malades contaminé.es par le virus. En somme l’Etat iranien n’a joué aucun rôle déterminant dans le contrôle de l’épidémie de Covid-19.
Par contre sur la scène économique, Rouhani et ses ministres ont été très actifs, agressifs et même très « innovants ». Avant même l’épidémie, une politique agressive de vente de biens appartenant à l’Etat était en place, ce qui a affolé la Bourse de Téhéran. Et ce, malgré le fait que l’économie iranienne est en récession, et que le nombre d’entreprises réduisant leur production sous prétexte de manque de liquidités et de faible demande, augmente de jour en jour. La conséquence en est l’envoi de milliers des travailleurs/euses en congés forcés, ainsi que des licenciements tout court à tour de bras.
Les exportations de pétrole et de produits non pétroliers sont tombées à leur plus bas niveau de ces dernières années. Le gouvernement n’a même pas été en mesure de financer le budget des « programmes du développement » entrepris selon le plan quinquennal et a décidé d’externaliser au secteur privé les projets en cours. Pourtant, malgré cette situation, la Bourse de Téhéran est en plein essor et établit chaque jour un nouveau record.
Comment cela est-il possible ?
Pour trouver une explication il faut revenir quelques mois en arrière.
Lorsqu’en décembre 2019, le gouvernement a présenté son projet de budget, appelé « Budget de la Résilience » pour l’année en cours, l’ensemble des observateurs ont constaté que non seulement celui-ci souffrait d’un déficit budgétaire abyssal de plus de 23% (131 sur 563 00 milliards de tomans de recette selon les calculs, déjà optimistes, du Centre des recherches de l’Assemblée Islamique), mais qu’en plus, les projections de ressources estimées par l’Etat n’étaient pas réalistes, notamment pour des prévisions de revenus pétroliers inatteignables, car basés sur la vente théorique d’un minimum d’un million de barils à 40 à 50 dollars.
Afin de combler ce déficit, des nouvelles recettes néolibérales ont été mises sur la table et l’on raconte qu’une délégation du FMI était même allée à Téhéran pour prodiguer ses conseils avisés !
Des investisseurs privés et/ou de riches citoyens détiennent d’énormes liquidités, dont le montant total, qui a doublé au cours des 5 dernières années, est estimé à plus de 4 fois le revenu actuel de l’Etat iranien.
Ces sommes ne sont pas réinvesties dans le secteur de la production industrielle considéré comme insuffisamment rentable à court terme. Elles alimentent, tour à tour, les marchés de l’or et devises ou le marché immobilier, créant à chaque fois une bulle spéculative énorme. Tirant prétexte de cette situation, Rouhani et ses conseillers ont décidé de canaliser ces liquidités vers la bourse.
En ce sens, et dans le but de « stimuler » la bourse des valeurs, le gouvernement a introduit 10% des actions de Shasta (nom abrégé de l’immense holding de 178 sociétés géré par l’organisme de Sécurité Sociale) pour « alimenter », disent-ils, le marché boursier depuis le début de la nouvelle année. L’introduction des stocks d’actions du « Fonds Négociables de l’Etat » (équivalent iranien d’EFT – Exchange Traded Fund) est aussi à l’ordre du jour. Rouhani a ordonné une augmentation de l’offre d’actions des grandes entreprises d’Etat. Le Conseil des Ministres a ainsi approuvé le transfert des actions négociables des fonds d’investissement.
– Dans un premier temps, les actions de Bank Méllate, Bank Téjarate, Bank Sadérate, Amin Reliance Insurance et Alborz Insurance sont entrées en bourse.
– Par la suite, les actions de “Trading Investment Fund of Automotive and Metal Industries”, y compris les actions restantes détenues par le gouvernement ou des sociétés d’État, seront offertes à la vente en bourse.
– Une remise de 25% (s’il vous plait !) sera accordée en ce qui concerne Iran Khodro, Saipa, National Iranian Copper Industries et Mobarakeh Steel.
– Sera également concerné le « Fonds d’investissement pour les industries du raffinage du pétrole et de la pétrochimie », qui comprend les parts détenues par l’Etat ou des sociétés d’État dans les Industries Pétrochimiques du Golfe Persique, la raffinerie de Tabriz, la raffinerie de Bandar Abbas, la raffinerie d’Ispahan et la raffinerie de Téhéran.
– Et pour couronner le tout, dans la soirée du mardi 28 avril, Ali Khamenei a accepté l’introduction en bourse des « Actions de Edalate (=Justice) ». Ces actions avaient été accordées à des millions d’Iraniens au cours des vastes projets de privatisation entrepris par le Président Ahmadinéjad, afin de créer un « actionnariat populaire » ! Ces actions étaient bloquées et interdites de transaction. Avec cette décision historique, la Bourse de Téhéran a poursuivi sa tendance à la hausse le mercredi 1er mai, avec une augmentation de 31 876 points d’indice, établissant un nouveau record historique.
Pour la forme, vu la surchauffe et l’invasion de la Bourse de Téhéran par des « hordes » d’investisseurs privés, le ministre de l’Économie et des Finances a mis en garde contre l’achat “d’actions” par des “profiteurs”. Mais le nombre de candidats aux achats d’actions a explosé, et « une montagne d’argent liquide », selon les représentants du gouvernement, a «erré» dans la salle de bourse. Les analystes économiques critiques du gouvernement sont unanimes, et considèrent les conséquences de la stimulation des marchés boursiers comme très dangereuses, et l’apparition d’une « super bulle » boursière inévitable à moyen terme. Le gouvernement entend cependant dynamiser les fonds d’investissement en proposant encore plus d’actions détenues par l’Etat ou des sociétés d’Etat.
L’indice boursier a déjà augmenté d’environ 68% au cours des trois derniers mois. Cependant, ce chiffre n’est pas conforme à la situation actuelle de l’économie iranienne qui est en forte récession de -9.5% (-5% en 2018) avec des prévisions beaucoup plus sombres pour 2020, aggravée par la crise du Covid-19. Mais le gouvernement Rouhani est satisfait de la situation. Rouhani a appelé « à libérer » encore plus d’actions du « Fonds d’Investissement d’Etat » déjà cotées en bourse. L’esprit de Madame Thatcher semble s’être emparé du corps de Monsieur Rouhani ! Une telle liquidation des avoirs d’Etat est tout simplement du jamais vu, même à l’époque du président Ahmadinéjad, pourtant champion en titre des privatisations, félicité en 2010 pour cela par Monsieur Strauss-Kahn, alors président du FMI.
Ainsi en pleine crise du Covid-19, un tsunami de ventes de divers avoirs d’Etat a déferlé sur les biens publics iraniens avec l’aval explicite du Guide suprême. Au même moment à Kerman, 3 500 ouvriers des mines ont organisé la plus grande grève de leur histoire … contre la décision de la direction d’introduire 40% des actions de leur société en bourse. Déjà au cours de l’année dernière, les salarié.es de la Sucrerie de Haft Tapeh, privatisée il y a plusieurs années, avaient mené des actions de protestation, réclamant la nationalisation de leur société, tout comme les travailleurs du complexe de Hépco, Mines d’Agh Ghaléh etc. qui demandent la reprise de leurs sociétés par l’Etat à cause de sa gestion catastrophique, et des faillites provoquées par la vente de ces sociétés d’Etat. En effet, ces ventes avaient eu lieu dans des conditions et des termes les plus opaques au cours des privatisations précédentes, mises en œuvre par les gouvernements Rafsandjani, Khatami et Ahmadinéjad, tous sans exception.
Cela montre que les actions récentes du gouvernement Rouhani, et il faut le répéter, avec l’aval du Guide Suprême, vont à l’encontre des revendications des travailleurs/euses d’Iran. Dans un pays où en pleine crise de pandémie, 3 à 4 mouvements de protestations et/ou grèves ont lieu par jour, la situation va inévitablement déboucher sur un conflit frontal et des soulèvements de l’ampleur comme l’Iran en avait connu en décembre 2017 et novembre 2018.
Affaire à suivre….